Néologie typltienne et corps měřičkien
Les Crase-Têtes
Jaromír Typlt - Jan Měřička
Introduction : le dialogue externe des cultures
Certes, tout le monde s’accordera sur cette assertion : un monde multiculturel, lieu de rencontre et d’enrichissement mutuel surgissant d’un dialogue des cultures, est préférable à un monde de l’uniformisation décrit déjà par George Orwell dans 1984.
Mais dans quel contexte historique s’applique ce concept de dialogue ? En ce qui nous concerne, il s’agit essentiellement de celui de l’organisation internationale de la Francophonie en lutte contre un impérialisme anglophone supposé.
Ainsi défini, ce concept présente plusieurs inconvénients. D’une part, il ne distingue pas vraiment l’objet de sa lutte, est-ce l’impérialisme ou son seul adjectif anglophone ? D’autre part, il oppose face à face des cultures linguistiques monolithiques. Au détour d’une norme langagière, surgit en effet le stéréotype culturel distinguant sans nuances graduelles le moi linguistique du barbare aux manières hirsutes. Comme si la langue à elle seule fondait la culture censée entamer un dialogue avec une unique altérité externe !
Pour échapper à ce danger de réduction du locuteur à son cliché, il faut réorienter le dialogue vers une interrogation interne et partir à la recherche de l’autre au sein du même.
Je vais donc vous présenter l’œuvre de Jaromír Typlt et Jan Měřička au travers d’une grille d’analyse dialogique telle qu’elle transparaît du travail de Michaël Bakhtine[1] Cette analyse de l’acte de parole (Volochinov p. 156) considère chaque énoncé comme un lien entre deux interlocuteurs. Mais en distinguant, pour mieux les mêler ensuite, différents niveaux diégétique d’énonciations, le livre de deux artistes entame un dialogue textuel des jeux morpho-syntaxiques autant qu’un dialogue sémiotique de l’image
Je mettrai en avant les moments spécifiques de l’énonciation du livre d’artiste (autorska kniha) et chercherai avec quels nouveaux éléments elle entre en dialogue.
1. Dialogisme corporel
Au cours de la première rencontre, le livre bouscule immédiatement les habitudes de son lecteur par son format inhabituel. Bien plus étendu qu’un livre de poche, il est pourtant bien plus léger que les autres livres de sa dimension. On ne sait pas plus le saisir qu’en tourner les pages. On se résout à l’empoigner à bras-le-corps.
Le face à face ordinaire de l’acte de lecture atteint rapidement des dimensions de combat. Elle engage une action musculaire inattendue et soutenue. Loin du repos, le voyage qui s’annonce exige un effort corporel entier. Pire ! Il s’agit de torture, le lecteur s’apprête à arracher au livre des aveux.
Ainsi cette lecture atypique exige un éveil de sens supplémentaire et ancre davantage la lecture dans la corporalité. La texture du papier évoque le toucher. On lit déjà toute une topographie du bout des doigts. A l’instar des livres pour les plus petits d’entre nous, ce contact particulier avec le corps du livre enrichit la géométrie plate des adultes par le volume de la troisième dimension dans l’espace.
Elle remet tout autant en jeu une quatrième dimension temporelle. De la quasi immuabilité des produits des imprimeries industrielles, le livre d’artiste distingue les intervalles que ponctuent les lecture successives. Chaque intervalle est un instant éphémère inhérent à la fragilité du matériel. Aucun contrôle industriel ne garantit la stabilité du livre d’une lecture à l’autre, d’un instant à l’autre. Car ici le toucher laisse systématiquement sa trace dans la matière du papier fait main, nouvelle substance blanche. Le lecteur endosse le rôle de l’imprimeur aléatoire. Il inscrit son empreinte dans l’œuvre qui se transforme aux à-coups des lectures successives. Elle se dégrade lentement, fidèle à la loi d’entropie. A leur tour les points gravés et les fragments de texte dispersés évoqueront ce monde du chaos et de la distribution aléatoire de certains éléments graphiques.
Il est remarquable que dans l’énonciation particulière que représente le livre d’artiste, le support matériel devienne le troisième terme du système de communication. Il ancre l’énoncé dans un contexte physique enrichi de muscles et de chair. Cette première relation physique entretenue avec le lecteur se double d’un dialogue entre le texte et la matière du livre. Ainsi dans le cas de « t’illumine », le texte adresse à la fois le lecteur et le support. D’ailleurs les deux se confondent grâce à la transparence de la radiographie. L’œuvre pointe ici la cause sine qua non de l’acte de lecture. Sans lumière, les yeux restent aveugles à tout art. Cette illumination de la nécessité primordiale du fonctionnement organique de la lecture ouvre non seulement le champ d’une corporalité anatomique et médicale, elle implique aussi un élargissement dû à la répartition concentrique de la lumière. La lecture devient publique et l’ensemble de l’assistance peut profiter de l’illumination.
Une nouvelle dimension poétique se fait jour, celle de la performance narrative du lecteur qui frôlant la théâtralité estompe les frontières des genres tout en fondant une communauté de lecture.
2. Dialogisme textuel
L’analyse de Bakhtine portant sur le jeu du discours indirect libre accorde à cette forme, qui ne s’utilise pas dans la conversation et ne sert qu’aux représentations de type littéraire, une immense valeur stylistique (Volochinov, 1929 : 203-204)
Par la transformation stylistique de la parole d’un autrui-personnage, le poète-narrateur impose la distribution des tours de prise de parole. Ainsi, en citant les travaux de Lorck (Volochinov, 1929 : 205) sur une variation stylistique, Bakhtine montre comment « deux voix se disputent un seul acte de locution. »[2]
- L’Irlande poussa un grand cri de soulagement, mais la Chambre des lords, six jours plus tard, repoussait le Bill : Gladstone tomb- ait,
- ………………………………………: Gladstone tomb- a
L’usage du passé simple sonne comme un résultat purement factuelle qu’énoncerait un narrateur extradiégétique. Au contraire l’imparfait colore la parole du narrateur de l’émotion de la longue lutte menée par les lords et qui finit par entraîner la chute du gouvernement Gladstone. Du point de vue strictement grammatical, il s’agit du discours de l’auteur ; d’après le sens, c’est celui du héros (Volochinov, 1929 : 199). Une variation phonologique ( / é / - / a /) ne s’explique alors plus par des contraintes syntaxiques, mais par un dialogisme des voix. Il en va de même pour le néologisme.
Cette technique stylistique est présente dès le titre du livre et parsème l’ensemble du texte. Son importance lui accorde une valeur d’exemple particulière pour l’analyse ad hoc. Et effectivement, grâce au néologisme, le soi poétique novateur entre en dialogue avec le passé normatif hérité de l’autre.
LES CRASE-TETES – HLAVOLOMY
La transformation néologique est réalisée phonétiquement par :
- une substitution du A en O (K en KR pour la traduction) ;
elle a pour conséquence un double sémantisme :
- de créer un sème de la douleur : /LOM/ - / EKRAZ /,
Le néologisme met l’accent sur les résultats douloureux, sur un vécu physique inscrit dans le mémoire à grands coups d’enclume car pour jouir de la pulpe il aura fallu briser le flacon. L’arme des âges barbares exige un discours de borborygmes «un colp e fors de li cran li met la cervele[3]. » A suivre l’histoire des guerres, on aboutit à l’histoire des langues. En redonnant vie à des langues mortes, le texte moderne se ré approprie la mémoire de son histoire.
- un jeux de mots : Hlavolam, Les casse-têtes.
La forme détournée par le néologisme appartient au champ sémantique de la réflexion ludique et de l’activité cognitive. Le sonnet en palindrome organise le texte en labyrinthe: « que tu es de tous les côtés envoûté. » Il devient jeu en s’imposant ses propres contraintes, il revendique le libre choix de ses conventions puisées dans l’histoire des formes.
3. Dialogisme de l’image
La thématique de la réappropriation transparaît ainsi bien tout autant dans l’image gravée. Elle en appelle à la culture du spectateur pour mieux interroger les représentations dont il est l’héritier. En intégrant un spectateur diégétique dans son énoncé « Vous voulez voir… », le texte pointe l’image. Ainsi les deux pans de l’œuvre endossent une même perspective : bousculer les horizons d’attente du lecteur-spectateur, lui demander si ses catégories de la perception lui appartiennent vraiment et lui proposer des superpositions inattendues de formes.
Le livre interroge les habitudes du spectateur moderne. Sur quelles catégories empiriques héritées culturellement fonctionnent nos catégories de la perceptions ? Par quelles images télévisuelles de fictions ou de d’intoxication médiatique, reconnaissons-nous par simple observation de « l’impact et l’éclaboussure…cette cervelle qui gicle sur le mur. »
En alternative à ces déformations politiques, ces clichés sociaux, ces réductions trop mécanistes, les gravures imposent leurs nouvelles formes en dénonçant les faux aprioris des catégories de la perception. La mécanique de l’information se superpose aux représentations des méandres du vivant et des dispersions aléatoires.
La tranche longitudinale du cerveau fournie par l’imagerie médicale fait désormais partie des représentations banales de la vie quotidienne. Inutile d’écraser «la carapace » crânienne sur le « béton » pour découvre son univers interne. Quitte à le réduire à son activité physiologique, le laboratoire investit le « sujet expérimental» de sa technologie de mesure. Elle le décline dans des étapes réductives aux formes successives : de la plaque radiographique à la disquette informatique. Rien de moins qu’une histoire des techniques de la représentation et des mises en mémoire ! Rien de moins que les bases mêmes de la connaissance et de sa trace mis en jeu par la question de l’adéquation possible de la modélisation de l’objet. Quoiqu’il en soit, quelques paramètres, « l’indice de quelques cannelures » suffisent à identifier par réduction le cerveau. Rien qu’un fromage de tête.[4]
Conclusion
Le travail des deux artistes redéfinit le moment de l’énonciation en le fragmentant à divers niveaux. Le langage s’adresse autant à l’autre immédiat qu’à l’autre historique du locuteur. L’énonciation est autant présente lors de l’impression des gravures que lors de la lecture publique d’un narrateur littéraire à porté de voix et de vue de son lecteur. Elle cherche à éclaircir nos représentations internes en en dévoilant les aspects hérités. La performance artistique critique nos habitudes de formes en identifiant plus précisément en leur sein cet autre qui les habite. Le soi s’élargit ainsi par la construction de sa propre connaissance.
Mais si le langage poétique s’impose comme réappropriation, il faut donc en conclure que le langage commun, lui, est une aliénation. Le « membre de la communauté verbale » reçoit « le mot par la voix d’autrui. » (Todorov : 1981, 77)
BIBLIOGRAPHIE
BAKHTINE, Mikhaïl (1978). Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard.
DUCROT, Oswald (1984). Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation, Le Dire et le dit. Paris: Minuit.
JENNY, Laurent (2003) Dialogisme et polyphonie. Site de l’université de Genève, texte en ligne, http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/dialogisme/dpintegr.html, consulté le 12.09.05
LORCK, E. Passé défini, imparfait, passé indéfini – Eine grammatisch-psychologishe Studie von E. Lerch
LORCK, E. (1921) Die erlebte Rede.
TODOROV, Tzvetan (1981). Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique. Paris: Seuil.
VERRET Guy, Bibliographie de M.M Bakhtine (1895-1975) in VOLOCHINOV (1929) Nicolas-BAKHTINE, Mikhaïl (1980) Ecrits sur le freudisme. Lausanne, l’âge d’homme.
VOLOCHINOV (1929) Nicolas-BAKHTINE, Mikhaïl (1977). Marxisme et philosophie du langage. Paris: Minuit, 1977.
VOLOCHINOV (1929) Nicolas-BAKHTINE, Mikhaïl (1980) Ecrits sur le freudisme. Lausanne, l’âge d’homme.
YAGUELLO Marina. (1997) Bibliographie. In VOLOCHINOV (1929) Nicolas-BAKHTINE, Mikhaïl (1977). Marxisme et philosophie du langage. Paris: Minuit, 1977.
[1] Voir bibliograhie
[2] Oswald Ducrot cité par Laurent Jenny :2003
[3] La chanson de Roland pour la traduction
[4] tlacenka