L’induction chez Claude Bernard et Louis de Broglie et de son applicabilité en classe
Dans sa présentation de la méthodologie directe, et plus particulièrement de l’intuition mentale, Christian Puren 1 aborde le problème de la mise en avant, par les méthodologues du début du XX° siècle, du processus inductif dans la découverte des règles générales de fonctionnement d’une langue étrangère (LE). Cette option dans l’enseignement se réfère à un mode naturel du fonctionnement de l’esprit. L’auteur illustre cette thèse par une citation de Claude Bernard 2: « quand il se trouve en présence de la nature, l’homme obéit à la loi de son intelligence en cherchant à prévoir ou à maîtriser les phénomènes qui éclatent autour de lui.» Seulement la référence à Bernard ne semble pas la plus pertinente (mais cette remarque anecdotique ne peut ombrager l’exposé général de Christian Puren dont le travail ne peut que susciter l’admiration).
Certes, comme le dit cette citation le monde est connu rationnellement à partir du moment où il est possible d’insérer les phénomènes observés dans des lois qui les régissent. La connaissance de ces lois permettra la reproduction de ces phénomènes, leur modification ou leur empêchement. La connaissance permet l’action efficace.
Appliqué par exemple à la grammaire, ce principe énonce que c’est la découverte des règles qui permet à l’apprenant de construire des phrases syntaxiquement correctes. Dans un premier temps, la méthode expérimentale tire les conclusions des observations: on présente à l’élève un certain nombre d’exemples à partir desquels il induira la règle générale. Dans un deuxième temps on met en place une expérience dont le but est de vérifier la validité de la règle découverte. En classe on pourrait vérifier que les conclusions issues de l’observation des exemples sont valides dans un nouveau texte ou mettre en place un exercice de vérification.
Mais pour Bernard le résultat de la vérification n’est pas prédit rationnellement. Il tombe brut comme un donné. S’il arrive que le résultat soit subodoré par l’intuition du praticien, il n’est pas nécessaire du point de vue de la théorie rationnelle. En gros, pour Bernard le mouvement inductif est réservé aux vieux expérimentateurs usés par l’habitude et pas aux jeunes élèves.
De plus, la méthode expérimentale veut que les uns comme les autres doivent être capables d’abandonner les règles dernièrement découvertes si une nouvelle expérience l’exige. Une telle exigence est impossible en classe. Les règles mises à jour le sont une fois pour toute - tant que les théories syntaxiques ne changent pas. On ne peut pas demander aux apprenants d’oublier la règle découverte la semaine précédente. On est bien obligé d’enseigner des règles considérées comme définitives.
Le positivisme du père de la médecine moderne, impose que l’expérimentateur qui découvre un terrain inconnu « ne doit jamais aller au-delà du fait.» 3 Cet au-delà semble bien être la règle que l’induction pourrait découvrir à partir de l’étude d’exemples précis. En fait, Bernard n’accorde vraiment sa confiance qu’au syllogisme déductif. Il faudrait certainement davantage se référer, pour la deuxième moitié du XIX° siècle, à Jules Lachelier 4.
En abordant une époque plus contemporaine, nous pouvons nous pencher sur le travail de Louis de Broglie 5. Le créateur de la mécanique quantique donne une définition simple de l’induction: « le raisonnement inductif s’appuye sur l’analogie, sur l’intuition, il fait appel à l’esprit de finesse plus qu’à l’esprit de géométrie, il cherche à deviner ce qui n’est pas encore connu afin d’établir de nouvelles règles qui pourront ensuite servir de base à de nouvelles déduction.»
L’intérêt de cette définition pour l’enseignement d’une LE est clair. En effet, les règles de la LE sont inconnues de l’apprenant. Elles lui sont donc des règles nouvelles à découvrir. Et nous avons vu que le schéma de l’induction expérimentale de Bernard peut s’appliquer en classe. Cette définition peut aussi nous aider à établir les relations qui peuvent exister entre la LE et la langue maternelle (LM) de l’apprenant.
Il est possible en effet d’assimiler l’esprit géométrique au raisonnement déductif. La déduction possède la rigueur de la logique et la sécurité des axiomes. Mais cette rigueur est une prison qui lui interdit d’aborder quelque chose de réellement nouveau (idib p.260). Ce n’est donc pas d’après les règles de sa LM que l’apprenant pourra découvrir les règles de la LE. Il est impossible de déduire le fonctionnement d’une LE à partir de la seule analyse de sa LM. Il faudrait davantage considérer la LM comme cette prison des anciennes règles qui pousse l’apprenant à construire ses phrases d’après les schémas linguistiques dont il a l’habitude.
En suivant cette approche de la possibilité de découverte, il semble que la LM devienne un obstacle pédagogique dont la définition correspond à celle de l’obstacle épistémologique donnée par Gaston Bachelard 6. L’apprentissage de la LE se ferait alors non pas à partir de la LM, mais en dépit de celle-ci.
¹ Christian Puren, L’histoire des méthodologies de l’enseignement des langues, Nathan/CLE international, Paris, 1988, p.148
² CLAUDE BERNARD, Leçons sur les phénomènes de la vie, 1885, cité par Largeault in Sur la méthode expérimentale, Le Débat №38, 1986
3 CLAUDE BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, 1865, chap. l’induction et la déduction
4 Jules Lachelier, Du fondement de l’induction, Paris, 1871, voir également le riche dossier critique qui accompagne l’édition Pocket, 1993
5 LOUIS DE BROGLIE, Nouvelles perspectives en microphysique, Paris, 1956, chap. déduction et induction dans la recherche scientifique, p.259 (la pagination est celle de l’édition Champs Flamarion, 1992)
6 GASTON BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, 1938, Vrin