Epistémologie ovnienne
Créations lexicales et sémantique
Pourtant, l’observation des manuels à travers l’histoire convainc rapidement que l’enseignement d’une langue étrangère ne dispense que très parcimonieusement les droits d’évoquer certaines thématiques en classe.
Si l’esprit critique de l’enseignant lui permet facilement de déceler l’idéologie grossière des manuels des monopoles étatiques ou des oligopoles industriels, il n’empêche que les choix des contenus d’enseignement ne relèvent pas toujours d’un raisonnement logique et conscient. Ils renvoient sans doute aussi aux tabous de l’enseignant.
Robert Galisson élargit cette explication par le concept de tabou[1] au choix d’une méthodologie de l’enseignement en général. On comprendrai mieux par exemple la rigidité du refus de certains enseignants face à la suggestopédie.[2]
D’un autre côté, dans une optique ne négligeant pas les aspects communicatifs du langage, on propose souvent aux élèves de prendre part à un débat dans le cadre d’un jeu de rôle. La méthode vidéo France TV magazine 71, page 54 nous en fournit un exemple. Le dernier exercice de la leçon (exercice 9 : pour aller plus loin) propose au conseil municipal formés par les élèves de débattre sur le thème suivant : le village doit-il accueillir des musiciens des rues ?
Afin de contourner l’obstacle des débats trop artificiels qui n’engagent guère l’émotivité de l’élève,[3] on pourrait se demander si les tabous de la vie quotidienne ne fournissent justement pas une incitation plus adéquate à la discussion à bâtons rompus.
La classe de langue étrangère possède en effet ce pouvoir de construire une autre personnalité aux apprentis locuteurs. Découvrant un nouvel univers discursif, l’élève acquière une nouvelle liberté de parole. C’est par la ruse de la langue de l’autre, que le moi contourne les conversations interdites.
J’entends déjà le lecteur, toujours aussi
curieux, trépigner d’impatience, las de vaines littératures :
- Bon Sang ! De quel tabou va-t-il s’agir ici ?
- Bah ! Rien de bien grave, juste des ovnis.
- Des quoi ?
Ah ! Nous y voila. En plus de provoquer les divergences dans les
opinions des apprenants, l’avantage d’aborder un sujet réputé tabou en
classe de langue, c’est bien évidemment de présenter du vocabulaire rare. Voila
donc comment le bon docteur Costagliola dépeint le phénomène ovnien.[4]
La première observation contemporaine du « phénomène aérien interprété comme un engin volant doué de performances hors de portée des techniques et des théories scientifiques humaines » (Costagliola : 31), date de 1947 et nous vient des Etats-Unis. L’anglo-américain influencera dès lors considérablement le vocabulaire sur le sujet. En effet l’acronyme O.V.N.I désignant tout Objet Volant Non Identifié est un calque de l’américain U.F.O, Unidentified Flying Object. Depuis 1972[5] il est normalement substantivé et possède la caractéristique remarquable d’être « le premier mot français utilisant la suite VN. » (Costagliola : 24)
Des ufos aux ovnis
En fait le phénomène possède une longe histoire. Chaque époque produit son propre vocabulaire descriptif. Sénèque décrivait des boucliers ignés. En 1561 La Gazette de Nuremberg fait état de boules et de croix couleur de sang, de tuyaux et d’une grande lance noire sillonnant le ciel[8]. Au dix-neuvième siècle on décrit soit des vaisseaux aériens avec des mâts, soit des nefs qui deviendront avec le temps et la conquête spatiale des astronefs ou des cosmonefs. Les voyageurs de Jules Verne en route De la terre à la lune prennent encore place dans un wagon-projectile.
En 1965, l’adaptation en langue française du livre de Carl Gustav Jung n’emploie qu’exclusivement le terme soucoupe volante, après cependant que le psychanalyste suisse ait fait état de diverses appellations : « des foo-fighters (feu-combattants, bien connus des pilotes de la deuxième guerre mondiale et que Costagliola traduit par chasseurs fantômes) des disques, des saucers, des ufos. » (Jung : 23)
En général, la forme substantivée – un ufo – a complétement disparu[9]. Cependant elle est bien présente comme base dans ufologie : étude du phénomène ovni.[10] On peut en dériver un ufologue, cet amateur qui étudie le phénomène et ufologique pour caractériser sa recherche (cette dernière occurrence n’apparaît pas chez Costagliola mais est la seule utilisée par les auteurs du Que sais-je ? sur Les O.V.N.I.[11]) Notre auteur regrette donc l’absence des termes équivalents ovniologie et ovniologue (forme adjectivale comprise) qu’il aurait été plus cohérent d’utiliser à partir de la base ovni.
Afin de déterminer la forme adjectivale, Costagliola hésite d’abord entre ovnial – sur le modèle province-provincial, ovniste (cycle-cycliste), ovnique (colère-colérique) et ovniaque (élégie-élégiaque) et opte finalement pour ovnien (Mars-Martien). Il justifie son choix en invoquant le principe d’économie de Paul Valéry : «entre deux mots il faut choisir le moindre.»
Notons pour en terminer avec les adjectifs possibles que Dorier et Troadec[12] qualifient d’ovniesque (simien-simiesque) la propagande publicitaire utilisant des images d’ovnis et que Jean Greslé, ancien pilote de ligne et auteur d’au moins trois livres sur le sujet, choisit ovniaque.
Etes vous ovniophobe ou soucoupiste ?
La dérivation à partir d’ovni autorise également Costagliola à distinguer le clan des ovniophiles des incrédules ovniophobes voire même des ovniovores que l’auteur n’hésite pas à traiter de bouffeurs de soucoupes (sur le modèle bouffeur de curé)
Elle se dérive tout autant. Les ovniologues publient leurs observations et leur recherche ovniologique dans des revues soucoupistes. Ils manifeste ainsi leur soucoupomanie et cherchent à alerter le public sur un éventuel ordre soucoupique qui pourrait représenter un danger pour l’humanité entière.
L’irréalité de l’existence physique du phénomène est la conclusion publique principale émise par les trois commissions scientifiques organisées par le service de renseignement technique de l’armée de l’air pour le ministère américain de la défense. Trois programmes d’étude furent mis en place par les gouvernements successifs de 1948 à 1969 (Sign-Signe, Grudge-Rancoeur, Blue book-Livre bleu, Costagliola traduit systématiquement.) Ces commissions enquêtant auprès des témoins ont toutes conclu que le phénomène est par principe identifiable. Et même si un résidu négligeable des observations reste inidentifié, on ne le suppose pas inidentifiable. Si l’ovni existe, c’est uniquement par incompétence de l’observateur.
Le prétexte qu’une bande d’aliènes, visiteurs hominiens au psychisme supérieur pourrait nous en apprendre sur leur technologie achéïropoïètes (artefact qui n’est pas produit par la main de l’homme[18]), n’a pas incité officiellement le gouvernement à pousser plus avant les investigations scientifiques sur les ovionautes monophtalmes (tel les Cyclopes) défiant les lois de la pesanteur à bord de leurs surcoupes extranormales.
L’ovniologie est-elle un sport de combat ?
Mais au-delà de ce simple renoncement Costagliola dénonce une intense activité de déboulonnage des témoignages afin de mettre en doute l’intégrité du témoin et ne pas prendre en compte les cas les plus intéressants. La politique des gouvernements, refusant d’admettre le danger latent du phénomène, est trop souvent régi par la peur autruchienne. Les déboulonneurs sont souvent décrits comme d’inquiétants hommes en noir aux activités d’intimidation.
Le docteur Costagliola identifie même le syndrome Forrestal, nom du secrétaire d’état à la défense qui créa les programmes Signe et Rancœur avant de se suicider par défénestration. La liste des morts subites et prématurées d’ovniologues est impressionnante. Le journaliste Edwards est victime également de ce syndrome et « infarcte » (Costagliola : 80) la veille d’un coup médiatique d’antidéboulonnage.
Plus généralement, les docteurs Costagliola et Jung dénoncent la scandaleuse absence de prise en charge du phénomène par les autorités. Jung estime même qu’il est de son « devoir de médecin de lancer un cri d’alarme »– tout comme il le fit en 1936 – (JUNG : 24)
Mais le danger se manifeste d’abord auprès des individus. Les pilotes de chasse en sont les premières victimes. En 1948 le capitaine Mantell meurt en tentative d’interception et inaugure la triste liste. D’autre part un ovni n’est pas une sonde interplanétaire infaillible, il peut parfois se cracher.[19] En 1947 un enfant a été blessé par une avalanche de fragments métalliques tombant d’un disque. De plus les témoins contactés présentent souvent un syndrome neurologique connu : l’ictus amnésique, une période occultée par la mémoire du sujet qui « revient à la conscience après plusieurs heures qu’il pense n’avoir pas vécu. » (Costagliola : 27) Les témoins peuvent être également victimes d’une perte des (seuls) mouvements volontaires, que Costagliola distingue de la paralysie entraînant également une perte des mouvements réflexes. D’autres victimes enfin sont flottées vers les engins. Cet enlèvement de type ovnien est le plus souvent désigné par calque de l’anglais par le terme abduction déjà bien connue des médecins et des logiciens. Costagliola plaide pour une systématisation de la dérivation à partir d’abduction, abduire, abduit par analogie à induction, induire, induit. Il n’utilise pourtant pas être abduit mais être flotté.
Pour terminer cet inventaire lexical de l’épistémologie ovnienne, il me reste à évoquer les formes géométriques du phénomène tel qu’il apparait dans les ciels de nuit d’été.
L’œil de la psychanalyse
Même si l’expression soucoupe volante est « propre à susciter la plaisanterie» (Costagliola : 23) elle possède néanmoins l’avantage de fournir déjà une indication sur l’aspect discoïde de l’ovni. Il est plus rarement soit un oeuf / ovoïde, soit une boule.
Un freudien associera sans doute spontanément cette forme ronde à l’utérus maternelle. C. G. Jung complète cette explication par l’idée d’un Soi cherchant à unifier ses différentes composantes psychiques : « le choix du symbole – figuration par des corps ronds – montre que ce qui se trouve projeté [est la] psyché globale [de l’homme] au sein de laquelle les contenus conscients doivent être complétés par les contenus de l’inconscient. » (Jung : 73)
Mais les témoins décrivent aussi des cigares / cigaroïde ou encore des cylindres / cylindrique[22] qui font « penser d’emblée à une forme phallique. L’intérêt et la masse d’énergie naturellement impartie à la sexualité […] invitent l’homme à former pareilles expressions analogiques. » (Jung : 78)
Conclusion :
procédés de création lexicale
En cherchant à décrire le halo de mystère
entourant le phénomène ovnien,
Jacques Costagliola met en œuvre des principes qui se justifient par leur
référence à un antécédent lexical historique francophone. Une de ses
motivations principales est d’éviter à tout prix l’emprunt à l’anglais. Il
préconise sept techniques possibles de création lexicale :
1- puiser dans les français non centraux (historiques ou géographiques) ou de
spécialité, par exemple : ictus amnésique
(à la place de missig time) ;
2- accorder un nouveau sens à un mot déjà existant, exemple déboulonnage (à la place de debunking), abduction, hominien ;
3- construire à partir de racines grecque ou latine, exemple cosmonef, biocosmique, interplanétaire ;
4- dessigler et/ou dériver, exemple ovni, ovniologue (à la place d’ufologue utilisée par les auteurs du Que sais-je ?) radar, radare ; soucoupe, soucoupiste ;
5- Choisir le nom de l’inventeur de l’objet ou du personnage archétypal de la qualité désigné, exemple effet Tartarin (de Tarascon, d’Alphonse Daudet);
6- Inventer un néologisme en obéissant au génie de la langue, exemple peur autruchienne, inidentifié, inidentifiable (par analogie avec inimaginable, ininflammable et qui évite le calque de l’anglais non identifié, non identified), on est cependant loin des quarks de James Joyce ;
7- Franciser, exemple aliène (à la place d’alien), se cracher (à la place de se crasher)
Bibliographie
Costagliola, Jacques. 1998. Epistémologie du phénomène ovnien ou cinquante ans de déni scientifique. Paris, L’Harmattan
Dorier, Michel, Troadec, Jean-Pierre. 1985. Les O.V.N.I. Paris, Presses Universitaires de France
Fallet, René. 1983. La soupe aux
choux. Paris, Gallimard
Freud, Sigmund. 1965 (trad. S. Jenkélévitch) Totem et tabou. Genève, Payot
Galisson,
Robert. 1983. La suggestion dans
l'enseignement : histoire et enjeu d'une pratique tabou. Paris, Clé
International
Jung, Carl, Gustav. 1965 (publication en français/direction de R. Cahen.) Un mythe moderne. Paris, Gallimard
Verne, Jules. 1865. De la terre à la
lune. Paris, J. Hetzel et
Cie
Wells,
Herbert, George. 1898. The
war of the worlds. Londres, New-York, Harper, Harper & Brothers
[1] Sigmund Freud, 1912-1913. Totem et tabou, 1923 –1960 trad. française
[2] Robert Galisson, 1983. La suggestion dans l'enseignement : histoire et enjeu d'une pratique tabou. Une remarque similaire s’applique au rejet irrationnel de la traduction par les méthodes directes et néo-directes
[3] L’exercice de France Tv mag propose quelques arguments pour amorcer le débat : - et ma sieste alors, - ce sont des diables! Un débat de grenouilles de bénitiers en somme!
[4] Jacques, Costagliola. 1998. Epistémologie du phénomène ovnien ou cinquante ans de déni scientifique.
[5] Attesté par le Petit Robert 1993
[6] certains ont même détecté des objets didactiques non identifiés. Voir article de Chantal FORESTAL
[7] Le Groupement d’Etudes des Phénomènes Aériens Non Identifiés (GEPAN), seul organisme officiel en France qui se penche sur le sujet, utilise le terme PANI (Phénomènes Aérospatiaux Non Identifiés) (Dorier-Troadec, 1985 : 49)
[8] Jung, Carl, Gustav. 1965 (adap. Franc.sous la direction de R. Cahen). Un mythe moderne. Paris, Gallimard, p. 224
[9] Je ne l’ai du moins jamais rencontrée.
[10] Attestée par le Robert et datée de 1972
[11] Dorier, Michel, Troadec, Jean-Pierre. 1985. Les O.V.N.I. Paris, P.U.F.
[12] Dorier-Troadec, p.68
[13] Le Robert date soucoupe volante de 1947 comme calque de l’américain flying saucer.
[14] de Tarascon
[15] Costagliola utilise la graphie répertoriée par Le Robert, Dorier-Troadec utilise extra-terrestre
[16] dérivation à partir de l’acronyme radar : RAdio Detecting And Ranging
[17] Voir la «carrière» au CNRS de l’astrophysicien Jean-Pierre Petit, la tendance pourrait cependant s’inverser depuis que l’Université de Bologne offre des séminaires d’ufologie à ses étudiants.
[18] se dit des icônes orthodoxes qui sont l’œuvre de la main de Dieu, le peintre mystique passant pour le pinceau
[19] Costagliola francise se crasher, répertorié par le Robert et daté du milieu du vingtième siècle.
[20] L’auteur ne mentionne pas les petits hommes verts connotés très positivement dans un imaginaire enfantin dont le film E.T. de Steven Spielberg donne une excellente illustration. Les adultes apprécieront certainement davantage l’extraterrestre de René Fallet dans sa célèbre soupe aux choux, incarné à l’écran par l’incroyable Jacques Villeret en face des savoureux Jean Carmet et Louis de Funès
[21] Dorier-Troadec utilise ufonaute au dépend de spationaute (Dorier-Troadec, 1985 : 14)
[22] Les Martiens qui hantent les pages de La guerre des mondes de Herbert George Wells débarquent également sur Terre à l’intérieur de cylindres.